Un troupeau symbolique, quelques moutons figés dans la pierre au milieu d'une poignée de lavandes, veillés par une photo d'"autrefois" : c'est l'image qui reste aujourd'hui de l'ancien village des Salles sur Verdon, situé à une époque pas si lointaine, dans "la plus riche vallée du Var". Une vallée noyée sous les eaux du Verdon en 1973, lors de la mise en eau du barrage de Sainte Croix. Reconstruit sur le plateau de Bocouenne, le nouveau village, résolument tourné vers le tourisme, domine l'un des lacs le plus important de France métropolitaine après ceux de Der-Chantecoq sur la Marne, Serre-Ponçon sur la Durance, et le lac d'Orient sur la Seine : le lac Sainte Croix.
LA PLUS RICHE VALLEE DU VAR
On imagine aisément cette vallée fertile où le Verdon, au sortir des gorges resserrées et austères du grand canyon, venait étaler ses eaux en boucles turquoises sur les galets. Là, entre les plateaux de Valensole au nord et de Canjuers au sud, la rivière alanguie se répandait en de multiples bras, avant de s'engouffrer dans les gorges de Baudinard.
"Dans cette large vallée", précise Jean-Jacques Grézoux, président de l'association "Mémoire des Salles sur Verdon", "le débit de la rivière, très poissonneuse, variait avec les crues porteuses d'alluvions, et les sécheresses d'été où l'on traversait le Verdon à pied. Une partie de la vallée était irriguée par un canal. Tout y poussait dans les vergers et les jardins. Un peu plus haut, on cultivait le blé, la lavande, la truffe, la vigne et l'olivier".
De son côté, Marion, de l'Office du Tourisme des Salles, souligne que "toutes les terres étaient cultivées", et qu' "il fut un temps où le village, comme Bauduen et Sainte Croix, vivait en auto-suffisance alimentaire". D'autant qu'à cette activité agricole, venait s'ajouter l'élevage des ovins. "Le grand Plan de Canjuers (qui) avant l'installation du camp militaire était le lieu de pâturage d'environ 50 000 bêtes", indique Arinna Latz ("Il était une fois un village...")
Dressé sur une modeste éminence, le village des Salles, avec ses hautes maisons de pierres serrées autour de l'église de part et d'autre de rues étroites, ressemblait à toutes ces petites bourgades de Provence, avec ses lavoirs et ses fontaines.
L'EAU AU COEUR DES PROJETS
Si l'on parle au 18ème siècle de rendre le Verdon navigable, c'est au siècle suivant que se dessinent les grands projets de travaux hydrauliques, au départ pour l'irrigation des cultures. Le canal d'Aix, de plus de 80 kms de long, est achevé en 1873, ainsi que le barrage de Quinson. D'autres besoins ne vont pas tarder à se faire sentir : l'alimentation en eau potable des villes d'Aix, Marseille et Toulon, ainsi que l'énergie électrique.
Entre 1902 et 1908, Ivan Wilhem, ingénieur des Ponts et Chaussées, et initiateur du projet de Serre-Ponçon, débute les premières recherches sur des sites potentiels pour l'édification de barrages réservoirs à Castillon, Carejuan et Gréoux, pour le compte du Ministère de l'Agriculture.
A l'automne 1908, Clémenceau, sénateur du Var et Président du Conseil, n'hésite pas à venir lui-même inspecter la source de Fontaine Lévêque, une résurgence au très fort débit, située à proximité de Bauduen et aujourd'hui engloutie sous le lac, ainsi que le lac d'Allos où il se rend à dos de mulet...
Les deux guerres mondiales viennent mettre un frein à tous les plans imaginés jusqu'alors. Certains ne verront jamais le jour, comme le barrage de Carejuan, l'usine hydro-électrique du Galetas, ou encore l'utilisation du lac d'ALLOS...
Le barrage de Castillon, commencé en 1929, sera terminé en 1948, celui de Chaudanne en 1951, celui de Gréoux en 1960. En 1975, Quinson sera doté d'une retenue plus importante.
Quant au barrage de Sainte Croix, "le projet prend forme dans les années 60", explique Marion. "En 1956, la première enquête préalable d'utilité publique débute. 1963 voit l'enquête d'utilité publique et la demande de concession par EDF. En 1967, c'est l'enquête parcellaire et les premières expropriations." (A.Latz. "Il était une fois un village...")
LE BARRAGE ET LES VILLAGES ALENTOURS
Tous les villages de la vallée sont concernés par la construction du barrage, d'autant qu'à l'origine, il est prévu de noyer en partie Bauduen et Sainte Croix. "Mais la cote a été revue à la baisse pour des raisons géologiques", explique Marion. "La présence de la résurgence de Fontaine-Lévêque laissait craindre un effet de siphon. Et le terrain étant très calcaire, les ingénieurs redoutaient les infiltrations d'eau". Les deux villages sont donc sauvés. Mais leurs fermes situées plus bas dans la vallée, disparaitront sous les eaux, de même que celles d'Aiguines qui vit alors principalement de la fabrication de la boule en bois clouté, et de Moustiers, renommé pour sa faïence. Seul le village des Salles sera entièrement détruit.
UNE AGONIE PROGRAMMEE
"La fin du village s'est étalée sur 12 à 18 mois", raconte J.Jacques."Les premières personnes touchées ont été les fermiers de La Fare et de Fontaine Lévêque en 1973". Au moment du barrage, Les Salles compte 120 habitants. "De nombreux anciens vont rejoindre leurs enfants installés dans les villes de Marseille ou de Toulon. 60 personnes environ prendront possession du nouveau village". Petit à petit, les bulldozers rasent la forêt et les maisons. La boulangerie, la poste, la Grand'Rue... disparaissent.
"EDF a invoqué les problèmes de potabilisation de l'eau en aval pour expliquer cette destruction totale. Certes, la propreté de l'eau était en jeu, mais il fallait aussi éviter les foyers de résistance. Il n'y a pas eu de violence physique. La population savait que cette retenue était d'"utilité publique", une "nécessité régionale".
Mais bien sûr, certains ont trainé les pieds, et les graffitis sur les murs ont exprimé la colère des habitants : "EDF, voleurs, pillards" ou "le Var n'est pas à vendre, merde à Paris" ou encore "à bas les expropriations, on ne se laissera pas voler".
Il faut dire qu'EDF n'a pas fait grand cas de leurs biens, "dépréciant leur mode de vie rural, avec leurs maisons de pierres, leurs toits de tuiles et leurs meubles de chêne". Pas de valeur architecturale, patrimoniale, historique.
Le pont d'Aiguines qui relie Les Salles à Moustiers, dit "pont romain", mais plutôt médiéval selon les historiens, est déclaré "sans intérêt", et se trouve aujourd'hui au fond du lac. Il en reste une image, durant les premières minutes du film "Jeux interdits", réalisé par René Clément en 1951...(photo collection personnelle André Bascoul Aiguines
Le 1er octobre 1973, alors que commence la mise en eau du lac, les derniers habitants se voient sommés de "déguerpir". Le 1er mars 1974 à 8h, la gendarmerie évacue les quelques récalcitrants restant, sans rencontrer la moindre résistance... Enfin, le 5 mars 1974, l'église centenaire - un symbole - est dynamitée à 16h45.
UNE INDEMNISATION CONTESTABLE
En 1970, la première pierre du nouveau village est posée sur le plateau de Bocouenne choisi par les Sallois, et les bâtiments publics voient le jour en 1971. "En 1969", dit Marion, "un concours d'architecture avait été lancé pour la reconstruction. Un original avait même proposé une tour sur le lac, à laquelle on aurait accédé par un pont". Sur ce plateau venté et un peu à l'écart de la route, il n'y a pas de terres cultivables comme dans la plaine. Le long de rues rectilignes s'alignent des maisons flanquées d'un jardinet. Quand les habitants s'installent, les demeures sont encore éparpillées, les numéros, les trottoirs, l'éclairage public, inexistants. Ils sont perdus. "C'est vide, vide... Quelquefois, c'est pesant". Ils ont d'un coup l'impression d'être très éloignés les uns des autres "On ne se voit plus, on ne connait plus personne", ou "C'était mieux en bas, nous étions beaucoup plus unis. C'était comme une grande famille".
La reconversion n'est pas simple. "Les gens ont été très mal indemnisés", souligne J.Jacques. "Il était question du barrage depuis longtemps, et les gens n'avaient plus guère investi dans l'entretien de leurs maisons. EDF a chiffré leur vétusté entre 75% et 80%.
Les terres agricoles ont été sous-estimées. De nombreux paysans possédaient des truffières. Une culture aléatoire, dont la valeur est très difficile à quantifier".
Sans compter l'inflation. "L'indemnisation s'est déroulée de la fin des années 60 au début des années 70. Avec une inflation de 15%, le prix des matériaux avait considérablement augmenté au moment de la reconstruction". Les plus fortunés, qui possédaient leur maison d'habitation, des bergeries, remises ou granges, des champs, parfois une maison à louer pendant les vacances, s'en tireront bien. Mais un sallois témoigne : "Avec ce que l'on a donné à mes grands-parents, on a réussi à faire moins de la moitié du gros-oeuvre de la maison d'en haut".
EDF versera aux agriculteurs un ou trois ans (selon les sources) de récolte prépayée.
"Pour la construction des bâtiments publics", précise J.Jacques, "la municipalité a encaissé à peine le tiers du coût total qui s'est élevé à sept millions de francs".
"Il était une fois un village..." d'Arinna Latz, édité par l'Université de Bruxelles
Née en 1953, Arinna Latz vit en Provence jusqu'à l'âge de 20 ans, avant de poursuivre des études en sciences sociales à l'Université Libre de Bruxelles. Dans son ouvrage, elle se penche sur le cas précis du village des Salles sur Verdon, voué à une destruction totale lors de la construction du barrage de Ste Croix. Son enquête très minutieuse auprès des habitants retrace leur vie quotidienne et leurs réflexions durant ce grand bouleversement.
"La découverte des gorges du Verdon", d'Alain Collomp chez Edisud
Alain Collomp est docteur en médecine, docteur en histoire, et membre du conseil scientifique du Parc Naturel Régional du Verdon. Il est l'auteur de nombreux ouvrages sur la Provence, dont "Un médecin des Lumières, Michel Darluc, naturaliste provençal".
Son livre "La découverte des gorges du Verdon" relate les histoires du tourisme et des travaux hydrauliques de la région. Deux histoires étroitement mêlées qui ont influencé considérablement l'aspect actuel du Verdon.