Dégringolant du plateau d'Agnis au sud de Mazaugues, le Carami se précipite entre les hautes
parois calcaires où il a creusé son lit depuis des millénaires. Paysage tourmenté, roches aux formes fantastiques. Disséminées çà et là sur les berges, de larges taches rouges rehaussent le décor
: les mines de bauxite, exploitées durant 100 ans, ont fermé récemment. Aujourd'hui, les gorges attirent tout au long de l'année de nombreux randonneurs, des amoureux de la nature et des historiens. Nos lointains ancêtres y
avaient en effet élu domicile, comme en témoignent les peintures rupestres encore
visibles.
Il est des étés où l'on peut déambuler sur une bonne distance dans le lit du Carami à sec... C'est en hiver ou au printemps qu'il faut le voir, lorsque gonflé par les eaux de pluie, il bondit de rocher en rocher dans un bruit de tonnerre et des tourbillons d'écume. Sur la rive gauche, le chemin sinue au bord de l'eau entre les énormes blocs de pierre jusqu'au "saut du cabri", où un barrage édifié au temps des mines a remplacé la cascade d'antan.
De l'autre côté de la rivière, le sentier serpente en haut de la falaise, enjambe puits et fissures, se faufile dans d'étroits couloirs rocheux, contourne les plus imposantes failles et dépressions avant de déboucher au belvédère.En bas, le Carami a stoppé sa course folle pour s'enfoncer tranquillement dans la forêt. On peut distinguer, au coude de la rivière l'entrée de "la baumo dei lumé", dont les superbes concrétions calcaires laissent espérer une intéressante exploration aux spéléologues.
A l'ombre des pins, des chênes, des hêtres et des cornouillers, foulant un tapis de lierre rampant où violettes et primevères jettent leurs lueurs éclatantes au printemps, le randonneur poursuit son périple, tantôt longeant le cours d'eau, tantôt s'élevant à mi-hauteur de la falaise, jusqu'à émerger des arbres en plein soleil.
A part les truites du Carami, peu d'animaux sont visibles en plein jour. Mais leurs traces sont là : griffes longues et solides du blaireau, empreintes menues du mulot et de la musaraigne, sabots du sanglier...Et les chants des oiseaux les accompagnent. La source de La Figuière représente une halte agréable avant d'atteindre la ferme Rimbert. Le chemin s'est élargi, comme le lit du Carami, dont les bras multiples se rejoignent à Tourves en franchissant le pont romain.Le Carami viendra grossir l'Argens à Carces.
DES ABRIS QUI GARDENT ENCORE LEUR MYSTERE
Assis sur une souche à l'abri des feuillages denses, ou perché sur les rochers, le regard perdu dans les méandres de la rivière, on se laisse aller à rêver, bercé par la musique du Carami. Une musique qui a accompagné les gestes quotidiens d'hommes qui ont vécu là, au creux de la falaise, il y a quelques milliers d'années (2000, 3000, voire 6000 ans), quand l'être humain sort de l'âge de pierre et commence à travailler les métaux, en particulier le cuivre. Quand il choisit des grottes comme lieu de sépultures collectives.
Si les bûcherons, chasseurs, bergers et déserteurs des dernières guerres connaissent les grottes du Carami pour y avoir trouvé refuge, ce sont curieusement deux étrangers qui révèlent leur valeur historique dans les années 40 : Henri Neukirsh, pharmacien installé à Tourves après avoir quitté l'Alsace occupée, et San Martinez, archéologue espagnol ayant fui le régime franquiste et installé à Sanary.
Réalisées au doigt à l'aide de terre colorée de jaune, d'ocre, de rouge ou de noir délayée avec des résines végétales, les peintures, très stylisées, représentent des êtres humains, des animaux et des divinités. La "grande déesse mère" en particulier, dont le culte originaire d'orient, aurait été implanté par des tribus espagnoles.
"Les deux plus intéressantes sont certainement les grottes Chuchy et Alain", souligne Claude Arnaud, président de l'association d'Histoire Populaire Tourvaine, rencontré dans les années 90. La grotte Chuchy, nichée presque en haut de la falaise, est étonnement petite et ronde. Il faut se hisser jusqu'à une fissure de la roche pour y déchiffrer une scène de chasse et une scène religieuse.
La grotte Alain révèle de son côté une peinture dont les historiens n'ont pas encore percé le mystère parce qu'unique en son genre. Il s'agit d'un être humain allongé dans un ovale entouré de points. Symbole d'une tombe ? Une autre paroi s'orne de deux fers à cheval (forme stylisée de la déesse-mère), et les fouilles ont livré près d'un millier de débris d'ossements. "Les recherches se poursuivent toujours", explique Claude. "Nous n'avons pas retrouvé dans la grotte du Charbonnier la rouelle solaire décrite dans les années 40, mais les vestiges d'une grotte sépulcrale. Comme beaucoup d'autres, elle a été vidée par les gallo-romains".
En 1993, une troisième grotte funéraire est découverte, et baptisée du nom d'un membre de l'association "Jean-Bard". "On y a découvert des pointes de flèches, des céramiques, des objets rares, comme une pendeloque sur quartz. Et aussi un crâne avec double trépanation pratiquée au silex. Il semble que la personne ait survécu quelque temps après l'intervention. Les travaux de laboratoire sont en cours".
La baume Saint Michel est facilement accessible, mais dissimulée aux regards car noyée sous les fougères, les houx et les érables champêtres. C'est un condensé d'histoire.
Sous le porche large et profond, réaménagé maintes et maintes fois, se sont succédé de nombreux habitants, du 6ème millénaire avant notre ère à nos jours. Les fouilles ont mis à jour éclats de silex, hache polie en roche bleue, céramiques, pointes de flèches. La galerie Eugénie, creusée dans une petite terrasse en contrebas, a révélé les restes d'un être humain, inhumé à l'âge du bronze. L'un des derniers occupants qui ait marqué les lieux, est l'ermite Sutton, un solitaire installé dans la grotte au 17ème siècle. C'est lui qui aurait réalisé les derniers aménagements : dalles sur le sol, murets divisant le porche en plusieurs pièces, estrade où s'élevait un autel, ainsi qu'une fresque représentant Saint Michel terrassant le dragon, dont on voit encore les traces.
LA CHAPELLE SAINT PROBACE
Une visite à la chapelle Saint Probace vaut bien l'escalade sur le sommet de la colline, au sud de Tourves. Un sentier balisé en bleu sur la rive gauche du Carami grimpe au milieu des genévriers, des thyms et des romarins. Le pont romain à quatre arches s'amenuise et se trouve vite englouti dans l'océan de verdure que surplombent les contreforts rocheux de l'autre rive. La rivière est devenue silencieuse. La chapelle, édifiée sur le tombeau de Saint Probace, a été reconstruite en 1643. Saint Probace, l'un des disciples du Christ, aurait débarqué à Marseille, et se serait installé à Tourves après avoir évangélisé l'Italie. Un saint d'importance en Provence, puisqu'il est censé faire tomber le pluie.
L'OR ROUGE EN SOMMEIL
La dernière mine de bauxite de la vallée (Mazaugues-Aval), ferme en 1985. C'est la fin d'une époque. Celle où tous les villages de la région vivaient au rythme de la mine, celle de l'immigration massive des italiens attirés par l'or rouge.
Epoque de gloire pour le Var que cette histoire qui a duré plus d'un siècle, et qui l'a propulsé pendant plusieurs dizaines d'années au premier rang de producteur mondial de bauxite. Histoire indélébile dont la teinte imprègne encore nombre de sentiers du département, et bien sûr, ceux des gorges du Carami.
Les marteaux piqueurs se sont tus, et le vacarme des explosions de dynamite ne viennent plus couvrir le bruit de la rivière. Les pylones qui soutenaient le cable aérien permettant le transport du minerai jusqu'à Tourves se dressent, insolites, dans le paysage, et le petit train électrique de l'Union où l'on entassait jusqu'à 20 tonnes de bauxite, n'est plus qu'un lointain souvenir. Pelles, perforateurs, casques et lampes à carbure ont été remisés au musée.
Mais on imagine aisément la vie de ces hommes qui, au début du siècle, se rendaient à pied au chantier, par les chemins. Plus tard, le vélo prendra le relais, puis ce seront les transports collectifs. Parrallèlement, la mécanisation du travail progresse et s'intensifie.
Eugène Mulos (1916-2008), véritable bible de la Bauxile, a travaillé à la mine de 1933 à 1970. Contacté en 1993, il raconte se souvenir de l'évolution du matériel. "La lampe à acétylène en bronze, en alu, puis en métal, a été remplacée en 52 par la lampe électrique. L'apparition du marteau sur pied ou sur chariot à air comprimé en 1930, après les perforateurs à vis, rotatifs et à percussion, a grandement facilité et accéléré la tâche des mineurs. Le "jumbo", une perforatrice mécanique, a été introduit dans les galeries en 60. Les tirs électriques étaient alors pratiqués depuis une quizaine d'années".
Marius, qui a passé deux ans dans la mine, parle d'un labeur pénible. "Nous travaillions toujours dans l'eau, bien qu'il y ait des pompes pour l'aspirer constamment". Pourtant, les accidents semblent avoir été peu fréquents. "Je me souviens seulement de deux ou trois accidents en 30 ans", constate Lulu, dont l'énergie et la vivacité n'ont pas été entamées par toutes ces années sous terre. "A Mazaugues-Aval, la galerie faisait 1150 mètres. Quand j'étais au fond, le jour m'apparaissais comme un confetti. Il y faisait très froid. Je mettais la canadienne, et en arrivant le matin, je décrochais à la pioche les stalactites de glace qui pendaient du toit".
Si les conditions de travail deviennent parfois difficiles au point d'engendrer une grève comme en 1936, le mineur semble avoir plutôt bien
vécu. "Il avait une certaine aisance", explique Marius. "Il était souvent mieux vêtu que le paysan ou qu'un travailleur d'une autre
corporation. Des terrains avaient été mis à sa disposition pour des prix modérés, et il avait des facilités d'emprunt pour la construction. Chaque mineur pouvait posséder sa maison. Il
bénéficiait d'une prime de logement, d'une aide au chauffage, et de la médecine gratuite".
A la fermeture des mines, les travailleurs sont indemnisés. On quitte le village, on se recycle, ou on part en pré-retraite. Tourves qui compte environ 3000
habitants, se tourne vers le commerce, et se voit peu à peu envahi par les résidences secondaires des marseillais. Mazaugues, superbe petit village blotti au pied de colline de 900 mètres
d'altitude, n'abrite encore que 500 habitants.
LA BAUXITE
ORIGINE La bauxite résulte de la transformation de roches tels que granites, marnes, grès...par altération chimique. Trois conditions sont nécessaires : chaleur, humidité et forte teneur en CO2 de l'atmosphère. En Provence, elle se forme avant le soulèvement des Alpes. Elle doit son nom au village des Baux de Provence, où le géologue Pierre Berthier l'identifie pour la première fois en 1821. Roche sédimentaire, elle est rouge lorsqu'elle est composée de près d'un quart d'oxyde de fer et d'environ 50% d'alumine, blanche lorsque l'alumine atteint 60% à 65% de sa composition, avec peu d'oxyde de fer, et parfois 40% de silice. Elle sert à la fabrication d'aluminium, dont la production industrielle démarre en 1860 dans le Gard. Elle est aussi utilisée pour réaliser des ciments, des produits abrasifs, ainsi que dans l'industrie du tissu au cours d'opérations de tannage, et dans la fabrication d'émaux. Elle deviendra un minerai stratégique dès la préparation de la première guerre mondiale, le duralumin mis au point en 1909 ayant révolutionné l'industrie aéro-navale.
APOGEE ET DECLIN Découverte en 1873, la bauxite varoise subit les diverses fluctuations du marché. En 1913, le département fournit 83% de la production française. Le minerai est traité dans la région : Gardanne, Barasse, Saint Louis les Ayglades. Mais elle est exportée en majeure partie vers l'Allemagne, la Grande Bretagne, les Pays-Bas et les USA, depuis le port de Toulon. Interdite en 1914, l'exportation reprend de plus belle dans les années 40, époque où la production atteint son point culminant. Les multiples sociétés d'exploitation disparaissent vers 1960, pour laisser place au géant Péchiney. Mazaugues-Aval, exemple type d'une mécanisation intensive, parvient à une productivité record en 1972. Le déclin, volontaire, s'amorce ensuite pour aboutir à la fermeture totale des mines vingt ans plus tard. Aujourd'hui, seuls les gisements riches et faciles d'accès sont exploités, comme en Australie, Guinée, Brésil ou encore Jamaïque. |
TOURVES LE MUSEE DES GUEULES ROUGES
Pour tout savoir sur la bauxite et le produit qui en est issu, l'aluminium, une visite au Musée des Gueules Rouges de Tourves, s'impose.
Le musée ouvre ses portes en juin 2012, après de longues années d'études. L'ouvrage "Les Gueules Rouges, un siècle de bauxite dans la Var", écrit par Claude Arnaud et Jean-Marie Guillou en 1989, a servi de base de réflexion et de fil conducteur pour sa réalisation.
De la lampe à huile d'olive à l'électricité, de l'utilisation d'animaux de trait (ânes, mulets, chevaux vivant à demeure dans la mine où ils deviennent aveugles) à celle de la bande transporteuse, qui a façonné la vie des hommes qui travaillaient sous deux grandes menaces permanentes : les éboulements et l'eau.
Schémas, photos, témoignages de mineurs, visite d'une galerie minière... Sans oublier les expositions temporaires.
ASSOCIATION D'HISTOIRE POPULAIRE TOURVAINE
Claude Arnaud, enseignant à Tourves, crée l'Association d'Histoire Populaire Tourvaine en 1981. Un groupement de personnes ayant des connaissances et collaborant avec la population, aidées par des spécialistes.
Elle a déjà publié plus d'une quarantaine d'ouvrages, dont "Les peintures préhistoriques de la vallée de Caramy. Tourves. Var", extrêmement documentés sur la région. Le sérieux de ses recherches et de ses réflexions en fait une référence en matière historique.